Certifications: La panacée?

Revenir à la singularité

Texte de Bernard Schéou tiré de la communication prononcée lors des journées scientifiques du salon Tourisme Autrement qui se sont tenues à Bruxelles le 20 octobre 2006

(références : Bernard Schéou : 2006 – L’éthique n’est pas mesurable ! Quelles alternatives à la certification ? Journée scientifique de l’association Tourisme Autrement, 20 octobre 2006, Bruxelles.)

Paru dans la revue Culture et Société en août 2008 (références : Bernard Schéou  2008 – Revenir à la singularité : normalisation, mondialisation et tourisme, Culture et Société, N°6, août 2008).

« L’essentiel est invisible, comment le mesurer ?

Pourquoi standards et normes connaissent-ils un tel succès ? Comment expliquer l’inflation qui les caractérise si ce n’est par l’idéologie de la rentabilité et de la performance qui imprègne nos modes de fonctionnement.

De plus, depuis la modernité, nous sommes engagés dans le projet d’exprimer la totalité des objets de connaissance en langage mathématique, la mesure chiffrée devenant l’expression la plus ultime de l’objectivité et du détachement de l’homme. Il n’est donc pas étonnant que nous vivions aujourd’hui un paradigme de l’évaluation car celui-ci provient de la mesure et du calculable.

De ce fait, ce développement impressionnant de la réglementation et des normes s’accompagne d’un développement équivalent des procédures d’évaluation de la conformité des produits ou des services à ces standards.

Première conséquence néfaste, cet accroissement constant des normes et de l’évaluation accentue notre passage d’une civilisation du pourquoi à une civilisation du comment : notre rapport au monde est marqué par l’efficacité technico-économique et nous nous soucions du comment sans plus nous soucier du pourquoi. Pour le philosophe Yves Michaud, cette inflation provoque une perte de sens de nos activités : « l’évaluation devient la seule norme de l’activité et l’on oublie que l’activité avait une autre fin que l’évaluation. [...] évaluez, évaluez-nous, évaluez-vous, évaluons-nous, et nous n’aurons plus le souci d’avoir à nous orienter et à nous conduire » ironise-t-il.

L’évaluation est une méthode inapte à saisir l’essentiel. Comment évaluer de l’humain ? Comment évaluer la totalité mobile, insaisissable et indéterminée qu’est l’activité humaine ? D’une part, toute grille d’évaluation est nécessairement une grille moyenne inadaptée à la grande variété de cas rencontrés. D’autre part, la signification de cette totalité évaluée s’évanouit lorsque celle-ci est divisée en petits morceaux indépendants correspondants aux critères de la grille d’évaluation.

Plus grave encore, l’évaluation transforme « un être de son état d’être unique à l’état de l’un-entre-autres. C’est ce que le sujet gagne ou perd, dans l’opération : il accepte d’être comparé, il devient comparable, il accède à l’état statistique » (Miller et Milner 2004). Ce que Miller et Milner affirment à propos des êtres est valable aussi pour des organisations, des structures, des collectifs, des projets, …ceux-ci perdent leur état d’être unique et incommensurable une fois passés avec succès à travers la boîte noire de l’évaluation.

La certification est présentée comme le système offrant le plus de garanties : les indicateurs de conformité sont mesurables afin de garantir l’objectivité du processus de certification et les organismes certificateurs sont indépendants et des consommateurs et des opérateurs certifiés. La certification est même considérée par les « spécialistes » comme la seule voie possible, car l’indépendance qu’elle suppose serait à elle seule, garante de l’objectivité au point d’invalider toute autre démarche d’évaluation.

On peut formuler plusieurs objections à ce système « idéal ». En premier lieu, la scientificité et l’objectivité des contrôles est un mythe que démonte le psychanalyste Jacques-Alain Miller : « sous prétexte qu’il y a mesure, qu’on étalonne, chiffre compare, etc., on s’imagine que c’est scientifique. Cela n’a rien de scientifique, et les meilleurs évaluateurs, les plus intelligents, qui sont aux prises avec le problème, savent parfaitement qu’il ne s’agit pas d’une science. Ce n’est pas parce qu’il y a calcul qu’il y a science ».

Le second mythe est celui de l’indépendance des contrôles y compris dans le cas où ils sont effectués par des tiers. Les relations entre les organismes certificateurs et les organisations évaluées sont très rarement neutres. Les organismes certificateurs dépendent financièrement du marché que constituent les évalués, qui dépendent eux-mêmes des résultats des contrôles de certification. Quoi qu’il en soit, selon nous, l’indépendance n’est pas la solution mais la cause des problèmes. Car ce qui pose problème, ce qui nous oblige à recourir à la certification, c’est bien la rupture du sens unitaire du monde du fait de notre fonctionnement technico-économique. La solution ne passe donc pas par l’accentuation de cette rupture mais bien par la prise en compte dans notre comportement du sens qui nous lie aux choses et aux autres. Autrement dit, la solution n’est pas technique, elle est éthique.

Et dans le cas de la création d’une certification du tourisme équitable, à partir du moment où la certification est d’abord l’expression d’une garantie à destination des consommateurs et du public, il y a fort à parier que le système retenu présente les mêmes défauts que ceux que l’on peut constater dans ce qui existe déjà dans le commerce équitable où la certification est l’expression d’une relation déséquilibrée entre le Nord et le Sud : les référentiels à respecter doivent l’être par les organisations du Sud à destination des consommateurs du Nord alors qu’ils sont élaborés par des organisations du Nord. Et quelle est la signification d’une grille d’indicateurs conçue en dehors de la culture de ceux auxquelles elle est censée s’appliquer ? Comment est-elle comprise par les partenaires au Sud ? Le risque est grand d’écarter les moins armées des communautés du Sud, toutes celles qui n’auraient ni le savoir-faire ni l’opportunisme nécessaire pour arriver à répondre aux exigences des référentiels.

De toute évidence, la norme sur laquelle se base toute certification a pour effet final, c’est son but, d’écarter tous ceux qui ne satisfont pas aux critères. De même que tous ceux au Nord comme au Sud, n’ont pas la capacité financière de faire face aux coûts qu’engendre la certification. Que deviennent tous ceux qui sont rejetés dans « l’anormalité » ? Sont-ils voués à disparaître ? Au titre de quoi ont-ils été considérés comme invalides ? Simplement du fait d’avoir été comparés à d’autres sur la base d’un référentiel ? Car c’est bien de la comparaison que résultent les manques des uns et des autres. Jacques-Alain Miller rappelle que Spinoza niait qu’un homme aveugle manquait de quoi que ce soit : « Il ne manque de la vue que si on le compare à un autre homme, mais à le prendre en lui-même, il ne manque de rien. C’est la comparaison qui introduit le manque ». La comparaison permet l’élimination des « invalides », mais avec leur consentement et leur participation (y compris financière).

En définitive, ne s’agit-il pas d’un appauvrissement de la diversité des démarches existantes ? Enfin, l’organisme certificateur ne s’interpose-t-il pas d’une certaine manière entre l’opérateur touristique et le voyageur en déresponsabilisant ce dernier ? Pourquoi le voyageur ne pourrait-il pas discuter avec l’opérateur touristique sur la manière dont il construit ses voyages et paie ses partenaires ?

En réalité, la certification est un système adapté à une consommation de masse permettant d’offrir des garanties à travers des processus de contrôle standardisés et visant un grand nombre d’opérateurs afin d’en rentabiliser le coût. Est-ce dont le tourisme équitable a besoin ? Ne faut-il pas imaginer des solutions alternatives ?

Christian Ruby suggère de retenir la distinction de Deleuze entre le fait de juger avec des valeurs extérieures à ce que l’on évalue et le fait d’évaluer en fonction de la cohérence interne de ce que l’on évalue. Il propose également d’adopter la démarche généalogique de Nietzsche : remonter à la source, au niveau de l’intention et de la volonté. Cela suppose d’abandonner tout critère, toute règle préalable car chaque projet est à lui-même sa propre règle. Et appliquer un critère consistera toujours à masquer la règle intérieure en imposant au projet une règle de l’extérieur. Dans ce cas, l’évaluation devient alors la saisie de la singularité de tout projet, de toute organisation.

Pourquoi ne pas s’inspirer de ces réflexions pour évaluer le tourisme équitable ? Faisons œuvre de créativité et d’imagination… ».

Texte de Bernard Schéou

 

Michaud, Yves, « Valeurs, normes et évaluations », EspacesTemps.net, Actuel, 01.11.2005,http://espacestemps.net/document1630.html

Miller, Jacques-Alain et Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ? Paris, Grasset, 2004

Ruby, Christian, « Expertise et validation », EspaceTemps.net, Il paraît, 18.03.2005,http://espacestemps.net/document1206.html

Ruby, Christian, « Jugement de la faculté critique », EspacesTemps.net, Actuel, 01.11.2005,http://espacestemps.net/document1625.html

Écrire commentaire

Commentaires: 0
Loading

©Copyrignt photos :

Jean-Pierre Lamic, Corinne Bazin, Véronique Teisseire, Katamkera, Terres Nomades

 

Réalisation images :

 

- Julie AMBRE

- Tiphaine MUFFAT

- Manon MATHIEU

- Titouan FAURE

Étudiants en DUT Gestion Administrative et Commerciale des Organisations (GACO)

Université Savoie Mont Blanc